Mon père : Teplitsyn Nicolaï Evguenievitch
par Ella Gontcharova Lombard
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Cette rubrique est consacrée aux personnes qui ont été témoins de la seconde guerre mondiale, la Grande Guerre Patriotique, comme on l'appelle en Russie. Chaque année il en reste de moins en moins. Mais leurs enfants, petits-enfants, leurs proches, ont souhaité partager ces récits, ces histoires familiales avec nous.
Le témoignage suivant est celui d'Ella Gontcharova-Lombard.
Traduction en français est faite par l'équipe de l'Atelier de traduction de Davaï: Anna Orain, Alain H., Christiane Chatelais, Maryvonne Bordas, Marcel Guillot, Jacques Peronne, Nicole V.-R., Pascal Coquerel, Ségolène A. et Nadia Boeva.
Relecture: Maryvonne Bordas.
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La guerre, il l’a connue dans les rangs de l’Armée Soviétique, où, après la fin de sa formation à l’école de théâtre de Rostov-sur-le-Don, il effectua son service militaire obligatoire. Il termina la guerre en mai 1945 sur les marches du Reichstag à Berlin.
Ainsi, mon père, que j’ai toujours eu du mal à imaginer habillé en soldat, lui, si peu militaire dans l’âme, a dû porter l’uniforme pendant 6 ans dont 4 passés au front !
Mon papa, acteur de formation, a traversé la guerre, en première ligne, au sein d'une troupe de "théâtre aux armées", une des nombreuses unités créées à l’époque pour encourager l’esprit combatif de nos soldats et leur remonter le moral. Et ces troupes ne jouaient pas dans des maisons de la culture en ville ou à la campagne, pas plus que sur des scènes de théâtres, comme peuvent le penser maintenant, après tant d’années, des gens qui ont à peine entendu parler de la Grande Guerre Patriotique.
Dans la phrase : «en première ligne, au sein d'une troupe de théâtre aux armées", le mot-clé est « première ligne ».
En effet, cela signifie que les représentations étaient données sur la ligne de front, souvent juste avant la bataille, à proximité immédiate de l’ennemi. Et très souvent, les artistes ayant tout juste terminé leur prestation, les soldats montaient à l’assaut... Et ceci n’est pas un enjolivement de la vie quotidienne au front, ni un extrait du film « la guerre », pas plus que de la propagande soviétique mais la Vérité ! La vérité pure et simple de ces années-là.
Je l’ai entendue de la bouche de mon père qui, en principe, n’aimait pas beaucoup parler de la guerre. Et moi, à cette époque, je ne posais pas beaucoup de questions. Quelle imbécile j'étais ! Si seulement j’avais su ! Si seulement alors j’avais su...
Et papa ? Alors quoi, papa ? le meilleur et le plus aimé... Si jeune et, bien sûr, le plus beau de tous les papas. Il a donné plus de 1000 représentations pour nos combattants, a traversé toute l’Europe et a terminé la guerre sur les marches du Reichstag en participant au grand concert en l’honneur de la prise de Berlin.
Toutefois, il lui arrivait d’évoquer certains souvenirs, le plus souvent il s’agissait de rencontres au front, par exemple, avec des pilotes de l’escadrille « Normandie-Niemen » ou avec Léonid, le nôtre, Ilitch Brejnev, qui était alors un simple commissaire politique...
Il racontait beaucoup d’anecdotes à propos de scènes qu'il avait interprétées. Par exemple, pendant l’une de ses prestations, presque à la fin de la guerre, déjà en Allemagne et à la veille de l’offensive, mon père faillit être abattu par l'un de nos soldats. Et cela, parce qu’il était apparu de façon inattendue en uniforme allemand et en imitant Hitler : la célèbre mèche de cheveux plaquée sur le côté et la moustache avaient fait de lui un parfait sosie du Führer.
Que mon père ait fait ça, je n’en reviens toujours pas aujourd’hui !
Et alors, ayant bondi dans une clairière où étaient positionnés les combattants, mon père interprétant le Führer effrayé et en haillons, dut chanter des couplets satiriques sur « sa bêtise et sa défaite contre les Russes ». Il échappa de justesse à la balle d’un jeune combattant de l’Armée Rouge dont le bras fut dévié par un autre soldat. C’est ainsi que mon père est resté en vie.
En réalité, rien d’étonnant à ce geste : l’Allemagne, la ligne de front toute proche, Berlin en vue, l’avancée méthodique de notre armée, la soif de victoire présente à l’esprit et dans le cœur de chaque soldat, enfin, les retrouvailles tant attendues avec les proches et le repos après cette horreur qu’on appelle la guerre ; sans compter la ration des « 100 grammes » (1) d’alcool pour donner du courage aux combattants à la veille des grandes batailles...
Et soudain, Hitler en personne surgit des buissons. Et bien sûr, il fuit les soldats soviétiques ! Berlin, si proche ! Alors, troublé, un jeune soldat a voulu empêcher la fuite du « Führer ». Heureusement, tout s’est bien terminé et papa, après une légère hésitation, a quand même interprété les couplets d’«Hitler ». C’est ça, l’immense pouvoir de l’Art !
Mais papa avait aussi des souvenirs douloureux... Il était à leur sujet plutôt avare de paroles et d’émotions. Deux d’entre eux l’ont plus profondément choqué, malgré tout ce qu’il avait déjà vu, c’est le camp de concentration de Dachau en Allemagne et les atrocités des bandéristes (2) en Ukraine.
Mais il n’a commencé à m’en parler que bien plus tard, au début de la Perestroïka, peut-être. Et encore, seulement parce qu’une incroyable quantité d’informations, de sources diverses, a commencé à paraître et que tout le monde s’est mis à parler en même temps et de tout à la fois.
Et moi, j’étais curieuse de connaitre la guerre de mon père, celle qu’il avait traversée, à laquelle il avait survécu, résisté tout en restant un homme !
Il a eu un destin difficile et une vie vraiment rude comme l’écrasante majorité de nos compatriotes.
Je sais avec certitude que tout ce que mon père a raconté et vécu, c’est la Vérité ! Vérité « de première main » et non pas, élucubrations sorties d’un esprit malade, 70 ans plus tard (3).
Et jamais je n’oublierai la phrase que papa me répétait très souvent : « Dieu te préserve, ma fille, de connaitre la guerre »...
Que dire de plus...
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(1) En Russie, les quantités d'alcool fort sont exprimées en grammes et non en centilitres. Lors de la guerre, chaque soldat soviétique recevait une ration de 100 grammes de vodka à la veille des grandes batailles, ce qui équivaut, à peu près, à 10cl.
(2) Les bandéristes étaient les partisans de Stepan Bandera, nationaliste Ukrainien. Il a créé en 1941 une légion qui s'est battue avec l'armée allemande contre l'Armée rouge et a participé aux côtés d'unités du IIIème Reich à d'horribles massacres dont celui de nombreux Juifs à Lviv (à l'époque, Lwow en Pologne)
(3) Ici, l'auteur fait allusion aux 70 ans du système soviétique et aux reinterpretations et remaniements des faits historiques par tout un chacun après l'effondrement de l'URSS.
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